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Histoire

Le passé guerrier - de la Suisse

2022-11-11      
   

La neutralité de la Suisse est aujourd’hui source de nombreux débats. La Confédération applique en effet un certain nombre de sanctions internationales contre la Russie dans le cadre de la guerre en Ukraine, déclenchée en février 2022. Des citoyens suisses sont également partis combattre sur le terrain. Beaucoup d’observateurs considèrent par conséquent que la Confédération a rompu sa traditionnelle neutralité. Dans ce contexte, il est intéressant de rappeler que la Suisse n’a pas toujours été un îlot de paix au cœur de l’Europe. Sa tradition humanitaire incarnée par la Croix-Rouge, aujourd’hui reconnue dans le monde entier, est également relativement récente.

Jusqu’au 19e siècle, la Suisse était surtout réputée pour ses mercenaires (Reisläufer) et soldats « capitulés » ou « avoués » (söldner), enrôlés légalement ou non au service des princes et monarques européens contre rémunération. Loin du pacifisme qu’il représente aujourd’hui, le peuple suisse était alors considéré comme violent et sanguinaire, rude au mal et taillé pour le combat.

Une réputation d’invincibilité

La réputation helvétique commence dès la victoire de Morgarten, en novembre 1315. Contre toute attente, l’alliance des Waldstätten vient à bout des troupes de Léopold de Habsbourg. Durant les deux siècles suivants, des Suisses s’engagent régulièrement dans des armées étrangères, notamment en Italie (au service des Visconti à Milan). Entre 1315 et 1515, les Confédérés remportent une incroyable série de campagnes militaires. Les Habsbourg sont chassés du pays à la suite des batailles de Sempach (1386) et de Næfels (1388). Charles le Téméraire est défait à Grandson et Morat (1476). Enfin l’empereur du Saint-Empire Maximiliende Habsbourg est vaincu lors des guerres de Souabe (1499). En 1512, les Confédérés envahissent la Bourgogne et assiègent Dijon. Seule la promesse de recevoir 400'000 écus les fera signer une paix avec Louis XII. La même année, alliés au Pape et à Venise, ils envahissent la Lombardie, installent Maximilien Sforza sur le trône de Milan et lui imposent leur protectorat, après avoir assujetti les vallées méridionales des Alpes. En 1513, ils remportent sur les Français soutenus par les lansquenets allemands l’éclatante victoire de Novare.

En ce début de 16e siècle, donc, plus rien ne semble arrêter les Suisses, dont les velléités d’expansion territoriale sont explicites. Comment expliquer ces succès militaires? Les cantons ont instauré un système de milices. Le service militaire y est obligatoire, ce qui est exceptionnel en Europe avant la Révolution française. Chaque homme suisse est donc formé à l’art du combat prêt à partir à la guerre pour y gagner un pécule confortable (sans compter les pillages). Lors de leurs campagnes, les Helvètes ne font pas de prisonniers, achèvent les blessés et pillent les villages vaincus. Ils sont « âpres au gain, querelleurs, violents et même sauvages » ¹. Leur réputation les précède, et ils passent pour être invincibles. Les princes se les arrachent, soucieux d’avoir de leur côté les meilleurs fantassins d’Europe. Lors des guerres d'Italie : les troupes suisses peuvent être composées de 10'000 à 25'000 hommes. En 1497 est mise sur pied à Paris la compagnie des Cent Suisses de la Garde, première unité helvétique permanente à l’étranger. Dans le même temps, des mercenaires helvétiques servent aussi en Espagne, Autriche, Savoie et Hongrie. Ils se battent parfois l’un contre l’autre.

L’âge d’or du mercenariat

La bataille de Marignan (1515) sonne cependant le glas des velléités territoriales helvétiques. L'infanterie suisse y est tenue en échec par l'artillerie de François 1er. Les Suisses sont alors victimes de leurs propres dissensions politiques : certains cantons ont signé une paix séparée avec le roi France. Cette cuisante défaite, suivie de celles de la Bicoque (1522), de Sesia (1523) et surtout de Pavie (1525), marque la fin de la volonté d’expansion helvétique, mais pas celle du mercenariat. La pratique, au contraire, se développe, notamment au service de la France, qui a signé avec les Confédérés une « paix perpétuelle » en 1516. Les XVIe et XVIIe siècles sont l’âge d’or de ce qui sera appelé plus tard le « service étranger ». Et les protestations du réformateur Zwingli et des églises protestantes contre ce « trafic de la chair » n’y feront pas grand-chose. La pratique, alors, se codifie. La Diète signe avec le roi de France une série de traités d’alliance appelés « capitulations ». Les Suisses forment alors souvent la garde personnelle des monarques. Ils sont les derniers, par exemple, à protéger Louis XVI contre l’émeute populaire du 10 août 1792, et se font massacrer sur les marches des Tuileries.

En terres helvétiques, une véritable économie, plutôt lucrative, existe autour des recrutements de soldats. « Les cantons ou certaines familles suisses étaient autorisées à lever des troupes dans le cadre de ces traités, et ces troupes servaient les souverains, mais sous les ordres de leurs propres officiers, les régiments portant le nom de leur colonel. Les premiers souverains alliés furent les rois de France. Le régiment Pfyffer, recruté à Lucerne, sauva Charles IX et sa cour lors de la retraite de Meaux (1567), et cela valut à tout héritier mâle des Pfyffer zu Altishofen le droit de garder son chapeau sur la tête en présence du monarque français », écrit Denis de Rougemont dans son livre La Suisse ou l’histoire d’un peuple heureux (1965) ² .

Légion étrangère et guerres coloniales

La Révolution française marque cependant un coup d’arrêt pour le mercenariat. Les techniques de la guerre évoluent, et l’avantage comparatif des troupes suisses s’amoindrit. Les puissances européennes constituent également des armées nationales, mettent en place un service militaire obligatoire et recrutent donc moins d’étrangers. Au Congrès de Vienne, en 1815, les puissances européennes reconnaissent aussi formellement la Suisse comme un pays neutre. Le principe du mercenariat est donc de plus en plus attaqué, même si une capitulation est signée avec le roi de France Louis XVIII en 1816, après la chute de Napoléon, pour quatre régiments de ligne et deux régiments de la Garde Royale, soit un effectif de 14’000 hommes. En 1830, 300 Suisses se font encore tuer lors de la révolution de Juillet en défendant les Tuileries et le Louvre. Un mois plus tard, cependant, la Diète rappelle tous les régiments helvétiques. Cet incident sonne le glas du service de France ³.

La Constitution suisse adoptée en 1848 prohibe la signature de nouvelles capitulations. L'interdiction de toute forme de service étranger sans l'autorisation du Conseil fédéral est décrétée en 1859, date de la disparition juridique du mercenariat. Ce dernier se maintient pourtant, mais il n’est plus un phénomène de société. Entre 1815 et 1914, 7600 soldats suisses rejoignent les armées coloniales néerlandaises en Indonésie, mais à titre individuel seulement ⁴. Beaucoup s’engagent également dans la Légion étrangère.

Entre 1830 et 1960, quelque 40'000 Suisses ont participé aux combats en Afrique du Nord et au Vietnam. Par moments, les mercenaires suisses constituaient 10% des troupes des pays européens. La plupart d’entre eux fuyaient la misère ⁵. Jusqu’à la fin des années 1880, en effet, la Suisse est l’un des pays les plus pauvres d’Europe. Aujourd’hui, la seule troupe de mercenaires suisses qui subsiste est la Garde suisse papale à Rome.

Les historiens estiment qu’entre le 13e et le 19e siècle, entre 1 million et 1,5 million de Confédérés ont travaillé comme soldats pour des forces étrangères. Vers 1500, leur proportion était d’environ 10 à 12% de la population (600'000 personnes). Entre 5 et 20% des mercenaires désertaient, tandis que 25 à 40% ne rentraient pas au pays : ils mouraient sur le champ de bataille ou des suites de maladie. Certains restaient aussi à l’étranger ⁶ .

Paix et prospérité

Plus qu’à son activité bancaire, qui se développe seulement au tournant du 20e siècle, c’est au mercenariat que la Suisse doit la réputation d’entretenir une relation particulière avec l’argent. Il faut dire que le service étranger a représenté une part importante des revenus cantonaux durant plusieurs siècles. Par période, le mercenariat aidait à réduire le surpeuplement de certaines régions. Mais il pouvait également être un frein à la croissance démographique dans certains cantons très ruraux. Surtout, le mercenariat a garanti une certaine stabilité politique à la Confédération. Selon le journaliste Jost Auf der Maur, auteur de l’ouvrage Soldats pour l’Europe ⁷: « Il est vrai que la non-agression dont la Suisse a bénéficié est l’un des aspects intéressants du mercenariat. Il n’est absolument pas vrai que la Confédération a assuré son indépendance par des luttes incessantes pour sa liberté. Elle la devait bien plutôt aux nombreux soldats engagés par les puissances étrangères ».

¹ Yves de Chazournes, Bayard, le chevalier oublié, Fayard, p. 83│ ² Quelle: https://www.unige.ch/rougemont/livres/ddr1965shph/7 │ ³ Quelle: https://hls-dhs-dss.ch/fr/articles/008608/2017-12-08/#HLeserviceE9tranger2CdesoriginesaumilieuduXIXesiE8cle │ ⁴ Quelle: https://blog.nationalmuseum.ch/fr/2021/09/mercenaires-suisses-dans-larmee-coloniale-neerlandaise/ │ ⁵ Quelle: https://www.swissinfo.ch/fre/culture/comment-des-mercenaires-suisses-ont-particip%C3%A9-%C3%A0-la-colonisation/45863058 │ ⁶ Quelle: https://www.swissinfo.ch/fre/histoire_mercenaires-suisses--le-salaire-du-sang/31492904 │ ⁷ Quelle: https://www.swissinfo.ch/fre/histoire_mercenaires-suisses--le-salaire-du-sang/31492904