L’hydre de l’inflation, que l’on pensait ces dernières années à tout jamais éradiquée, a ressurgi avec violence fin 2021 engendrant une spirale inflationniste qui a pris les économistes et les banquiers centraux par surprise. Malgré le déploiement de politiques monétaires agressives et une succession de hausses des taux d’intérêt directeurs la plus rapide de l’histoire économique récente, l’inflation conjoncturelle est-elle vaincue? Retrouverons-nous les conditions macroéconomiques favorables que nous avons connues ces trente dernières années ? Quelles sont les tendances lourdes socio-économiques qui se mettent en place et influeront sur les politiques monétaires et les prix ces prochaines années ? C’est l’objectif de cette réflexion qui consiste à établir un état des lieux et à envisager quelques scénarios prospectifs.
La Tribune de Genève du 28 décembre 2023, dans un article consacré au sujet de la hausse des prix à venir en 2024, nous a appris que les loyers augmenteront en moyenne de 3%, l’électricité de 18 %, les assurances maladie de 9 %, l’abonnement général des CFF de 3,5 %, la TVA de 0,4 %, les tarifs postaux de 21 % et les salaires en moyenne de 1,9 %. La publication de l’indice des prix à la consommation aux États-Unis pour le mois de janvier n’a guère engendré l’enthousiasme. On constate que les hausses de prix impactent toutes les catégories de biens ou de services. Alors que l’indice général s’est établi à 3,1 %, certains sous-composants comme la nourriture a progressé de 3,1 %, les jus et boissons de 29 %, l’alimentation pour bébés de 8,7 %, les assurances pour véhicules de 20,6 %, les services vétérinaires de 9,6 % et les services hospitaliers de 8,3 %. L’énumération à la Prévert de ces statistiques n’est pas de nature à rassurer.
L’inflation se définit comme étant une hausse généralisée des prix des biens et services dans une économie et, corollaire, une perte de pouvoir d’achat pour les consommateurs. Tout un chacun comprend aisément que lorsqu’un bien se raréfie pour des raisons quelles qu’elles soient, le prix de ce dernier est amené à augmenter. Lorsque c’est l’ensemble des prix des biens ou services qui progressent, les causes sont différentes. En définitive, à l’échelle de l’histoire économique, il appert que l’inflation est à environ 80 % du temps d’origine monétaire et à environ 20 % la résultante d’une secousse exogène, à l’image d’un choc énergétique, par exemple. Nous l’avons souvent évoqué, dans nos différentes chroniques, la crise du COVID a conduit les Banques centrales du monde entier à déverser des tombereaux d’argent dans le système bancaire et financier afin d’éviter un effondrement généralisé de nos économies alors que le monde entier se confinait. Aux États-Unis, la masse monétaire au sens étroit M1, contrôlée par la Federal Reserve Board, a explosé en l’espace de deux mois, bondissant de 4'500 milliards à plus de 21'000 milliards de dollars. Une telle progression de cet agrégat monétaire n’avait jamais été enregistrée par le passé et a conduit à un scénario bien connu de la théorie économique classique et mis en évidence par le célèbre économiste Milton Friedman. Un excès d’offre monétaire injectée dans le système financier par rapport à la demande monétaire qui peut être mesurée simplement par la croissance du Produit Intérieur Brut va engendrer mécaniquement une appréciation des cours des actifs financiers. En l’occurrence, nous avons assisté à la formation de l’une des plus importantes bulles financières de l’histoire récente et, par effet de ruissellement, l’amorce d’une spirale inflationniste généralisée dans l’économie réelle dont les chiffres cités en préambule en sont le reflet. À partir de l’automne 2023, les marchés financiers sont devenus très optimistes concernant la maîtrise de l’inflation conjoncturelle et ils ont commencé à anticiper une détente des politiques monétaires restrictives menées par les principales Banques centrales du monde entier. Le premier institut d’émission qui a amorcé ce cycle de détente est la Banque Nationale Suisse qui, grâce à un franc suisse fort sur le marché des changes et une inflation importée faible, a pu profiter d’une fenêtre d’opportunité pour abaisser son taux directeur de 1,75 % à 1,5 %. Les statistiques qui seront publiées ces prochains mois en provenance des principaux pays industrialisés confirmeront ou infirmeront les fortes attentes des milieux financiers concernant la maîtrise de l’inflation conjoncturelle. Dans le cadre de cette réflexion, nous nous intéresserons aux grandes tendances qui se sont mises en place depuis quelques années et dont la crise du COVID a représenté un accélérateur, une période qui marque pour nous un changement fondamental de cycle économique.
La dernière grande période d’inflation remonte à la fin des années quatre-vingts, début nonante. Nous paraphraserons la déclaration d’un gouverneur de la Bundesbank à l’époque : « Lorsque le génie de l’inflation s’est échappé de la bouteille, il est très difficile de l’y faire rentrer à nouveau ». En effet, les périodes durant lesquelles un cycle inflationniste se met en place et induit une spirale dite coûts/salaires, la politique monétaire ne suffit plus pour juguler la hausse des prix. Chaque intervenant dans la chaîne de création de valeurs tente de préserver ses marges de profits qu’il s’agisse de l’industriel ou du commerçant ; quant au salarié, celui- ci cherche à préserver son pouvoir d’achat en demandant des adaptations de rémunération, au moins au niveau du renchérissement du coût de la vie, mesuré par l’indice des prix à la consommation. En définitive, pour casser cet engrenage infernal, il faudrait, en théorie, provoquer une forte récession et, conséquence, induire une hausse du taux de chômage. La spirale inflationniste ressort finalement de la psychologie des foules plutôt que de la rationalité des agents économiques. Dans cette course à l’échalote, il n’y a en définitive que des perdants. Notre pays est peut-être plus que d’autres confronté au phénomène dit des prix administrés. En effet, on constate des rigidités structurelles dans l’économie helvétique qui se révèlent particulièrement négatives en période de hausse généralisée des prix. Dans un tel contexte, les premiers acteurs qui augmentent leurs tarifs sont les grands organismes plus ou moins dépendants de l’État : régies publiques comme la Poste, les CFF, les transports régionaux, les pourvoyeurs d’eau, de gaz ou d’électricité. Ces entités qui ne sont pas soumises à la concurrence du marché sont généralement les premières à augmenter leurs tarifs. À cela s’ajoutent les prix quasi-administrés par l’État : les assurances maladie dont les adaptations de tarifs sont examinées et approuvées par l’Office Fédéral de la Santé Publique ainsi que les loyers qui sont mécaniquement et automatiquement corrélés à la hausse des taux d’intérêt hypothécaires lorsque la Banque Nationale Suisse augmente ses taux directeurs. L’observation récente de notre environnement et les chiffres rappelés en préambule de cette réflexion confirment notre démonstration ; l’État, en matière de lutte contre l’inflation et garant de la préservation du pouvoir d’achat de la population, se révèle être le plus mauvais élève de la classe.
La crise sanitaire du COVID a mis en évidence notre très forte dépendance à des sites de production de composants stratégiques comme des semi-conducteurs ou des ingrédients pour l’industrie pharmaceutique situés à l’autre bout de la planète. La perte de maîtrise de nos circuits de production et d’acheminement d’éléments indispensables à la fabrication de biens manufacturés en Occident a conduit à une prise de conscience brutale dans l’esprit de nos décideurs politiques et économiques, semblable à celle vécue lors du premier choc pétrolier de 1973. Des programmes massifs d’investissement dans de nouvelles capacités de production aux États-Unis et en Europe ont été entrepris depuis la crise sanitaire afin de pallier à ces failles criantes dans la chaîne de création de valeur qui auront pour conséquence de renchérir le prix des produits manufacturés. Alors que le consommateur occidental a profité d’une période bénie de consumérisme effréné ces trente dernières années, il va devoir à nouveau faire des choix de consommation, nous commençons à observer ces manifestations de frustration face à un pouvoir d’achat qui s’étiole. Ce grand phénomène de relocalisation industrielle a pour conséquence d’alimenter un cycle économique structurellement inflationniste.
L’épidémie mondiale de la COVID 19 a accéléré un phénomène sociodémographique attendu depuis longtemps : le départ à la retraite de la génération des baby-boomers. Dans le contexte bien particulier de la crise sanitaire et de la fermeture des économies, un grand nombre de personnes a décidé de quitter prématurément le monde du travail pour prendre une retraite anticipée. Soudainement, l’économie a pris conscience qu’elle allait manquer de main d’œuvre dans tous les domaines quel que soit le degré de qualification requis. Nous avions mis en évidence dans une étude intitulée : « La revanche du salarié » et publiée en 2018 ce phénomène de raréfaction de la main d’œuvre qualifiée et, selon le bon vieux principe de l’offre et de la demande, le salarié est de plus en plus en mesure de dicter ses conditions. On observe, et cela n’a pas été anticipé à grande échelle, que le salaire n’est plus la préoccupation majeure des jeunes récemment entrés sur le marché de l’emploi mais que la qualité de vie prime à travers la recherche d’un équilibre entre travail et loisirs. Dans tous les cas, « la revanche du salarié » a pour conséquence de renchérir le facteur travail et va contribuer à alimenter la spirale inflationniste coûts/salaires pour les années à venir.
L’évolution démographique et le vieillissement de la population vont-ils avoir une conséquence sur l’inflation dite structurelle ? On sait, et on l’observe depuis quelques années déjà, que le vieillissement de la population impacte les coûts de la santé qui progressent à un rythme largement supérieur à la croissance économique. Cela se manifeste par la spirale infernale de la hausse des primes-maladie, psychodrame qui se répète année après année lors de la publication des primes pour l’année suivante. Nos sociétés vieillissantes vont devoir consacrer de plus en plus de moyens pour prendre en charge les personnes âgées que ce soit au niveau des soins mais également au niveau de l’accueil dans des établissements spécialisés. À Genève, il va manquer mille lits dans les EMS à l’horizon 2027, c’est-à-dire demain. Les politiques publiques vont devoir consacrer de plus en plus de moyens et rechercher de nouveaux financements qui passeront par différents prélèvements : TVA, impôts sur le revenu, sur les transactions financières ou sur les successions. Nous rappelons que le budget du département de la cohésion sociale à Genève s’élève à 2,4 milliards de francs suisses et représente presque 25 % du budget cantonal. Les conséquences de ce phénomène démographique, auquel nos sociétés occidentales sont mal préparées, se feront sentir au niveau du pouvoir d’achat disponible pour la population et exerceront une pression persistante sur le niveau global des prix et alimenteront également un cycle à long terme d’inflation.
L’invasion soudaine de l’Ukraine par la Russie en février 2022 nous a brutalement rappelé que nos pays occidentaux étaient très mal préparés sur le plan militaire et surtout que les dividendes de la paix encaissés depuis la chute du mur de Berlin touchaient à leur fin. Depuis une trentaine d’années, les budgets militaires sont rabotés, les contingents de soldats disponibles réduits et les sommes dévolues à la défense nationale réallouées à d’autres politiques publiques. Bien que nous n’en soyons pas encore là, il faut se souvenir que les économies de guerre sont structurellement inflationnistes, elles conduisent à une mauvaise allocation des ressources disponibles, une forte pression sur le prix des matières premières, voire un choc énergétique (année 2022) et sont souvent, au final, alimentées par de l’endettement et financées par le recours à la planche à billets. À titre d’exemple, la longue guerre du Vietnam a coïncidé avec une période de forte inflation.
La transition énergétique indispensable pour faire face au changement climatique qui s’accélère tombe au plus mauvais moment du cycle économique et financier dans lequel nous sommes récemment entrés car elle va nécessiter d’y consacrer des moyens financiers et humains extrêmement importants. Le cinquantenaire du premier choc pétrolier a été « fêté » l’année passée. Cet événement dont tout le monde se rappelle a réveillé nos consciences concernant notre dépendance aux énergies fossiles et l’urgence d’en sortir. À partir de cette date, un certain nombre d’initiatives ont été prises pour développer les énergies dites renouvelables avec le peu de succès que l’on connaît. À titre d’exemple, la production d’électricité d’origine solaire ne représente que 3 % de la consommation d’électricité du canton de Genève ; en cinquante ans, on aurait pu faire nettement mieux. En attendant, notre dépendance aux énergies fossiles est toujours aussi importante et les chocs énergétiques reviennent régulièrement à l’image de celui que l’on a vécu il y a deux ans suite à l’invasion de l’Ukraine par la Russie. La situation géopolitique explosive au Proche-Orient ne fait que rajouter de l’huile sur le feu si l’on peut dire. La volatilité et l’imprévisibilité des coûts de l’énergie est un élément à considérer en permanence dans la grande équation de l’inflation.
Nous le vivons déjà et la population en a pris conscience, le changement climatique exerce déjà une pression à la hausse sur le prix des produits alimentaires. Gels lors de floraisons précoces, inondations, longues périodes de sécheresse vont continuer d’impacter durablement les prix des biens de consommation de première nécessité, ceux issus de la terre. L’exemple très récent de la flambée des prix du cacao en est la preuve.
La mondialisation et la globalisation des échanges n’auraient pu se développer au rythme que nous avons connu ces cinquante dernières années sans des coûts du transport aussi bon marché. L’exemple du tarif longtemps appliqué pour transporter un container de 40 pieds (12 mètres de long) d’Asie en Europe ou sur la côte Ouest des États-Unis pour 1'000 dollars américain est symptomatique. Pendant des années, le commerce mondial croissait à un rythme trois fois supérieur au PIB de la planète. Cette incohérence statistique, à première vue, signifiait, en résumé, que les composants d’un bien manufacturé faisaient trois fois le tour de la terre, durant son cycle de fabrication, avant de parvenir au consommateur final. Tout un chacun a en tête des exemples édifiants : les fleurs coupées en Amérique latine ou au Kenya, transportées par avion jusqu’au gigantesque marché aux fleurs d’Amsterdam avant d’être livrées par camion dans l’Europe entière à l’acheteur final qui les gardera quelques jours dans un vase au salon avant de les jeter. Les fruits et légumes exotiques transportés par containers réfrigérés, les sandwichs industriels confectionnés durant la nuit en Pologne et acheminés par camions pour être livrés en grandes surfaces ou les composants de produits manufacturés provenant des quatre coins de la planète assemblés en Asie avant d’être exportés chez le consommateur final sont autant d’exemples édifiants démontrant que le faible coût du transport a conduit à des aberrations qui se paient chers en termes d’impacts écologiques et, bien évidemment, d’émanations de gaz à effet de serre. À cette longue liste à la Prévert, nous pouvons rajouter les tarifs appliqués dans le transport de passagers par les compagnies aériennes dites « low-cost » qui ne correspondent en aucune manière au véritable coût du transport, surtout si on y ajoute la composante écologique.
Les statistiques économiques qui seront publiées ces prochains mois concernant l’évolution des prix de gros, à la production et à la consommation mettront peut-être en évidence un retour à une certaine normalité de l’inflation. Néanmoins, nous estimons que les agents économiques au sens large doivent se préparer à vivre dans un cycle structurellement différent de celui qui nous a accompagné ces quarante dernières années. Nous estimons que nous sommes entrés dans une période durablement inflationniste qui va conditionner nos modes de consommation et obliger les individus mais aussi les États, dans le cadre de la gestion des politiques publiques, à devoir faire des choix et à arbitrer entre différentes dépenses. Nous ne pourrons plus tout nous payer en même temps. Les débats politiques sur différents sujets en cours nous montrent que personne n’y est préparé et a, à ce jour, compris ce changement durable de paradigme. L’inflation conjoncturelle est momentanément sous contrôle, attention à l’inflation structurelle qui va nous impacter durablement.