2022-11-11 | |
Qu’est-ce qui fait qu’une œuvre d’art est une œuvre d’art ? Qu’est-ce qui fait que, lorsque l’on trouve un bout de statue dans la terre, on se dit « Oh, c’est de l’art ! » ? C’est la question que s’est posée, après tant d’autres, le philosophe Georg Wilhelm Friedrich Hegel dans son Cours d’esthétique prononcé à Berlin entre 1818 et 1829. Dans cette vaste entreprise, Hegel s’efforce de comprendre le processus de création du point de vue de l’artiste comme du spectateur, ainsi que l’histoire de l’art. Et le philosophe, loin de rester au sommet de sa tour d’ivoire, voyage alors en Europe, visitant les musées et cherchant à découvrir ce qui fait qu’une œuvre d’art est art. Il en déduit que l’homme est mû par un instinct de consommation qui cesse lorsque celui-ci se retrouve face à une œuvre. L’être reste ému.
Une des raisons en est que l’art est la manifestation d’un idéal, cet idéal qui chemine depuis l’Antiquité dans les écrits des philosophes. « En tant que manifestation de l’idéal », écrit Hegel, « l’art doit accueillir celui-ci en lui-même dans toutes ses relations, […] et doit unir la subjectivité intérieure du caractère avec l’extérieur. » L’art est donc doté d’une dimension spirituelle, qui dépasse les contingences de la vie humaine dans sa matérialité. Il ajoute : « Toute œuvre d’art est une sorte de dialogue avec quiconque se trouve en face d’elle ¹», évoquant la communication qui doit s’opérer entre l’œuvre et son destinataire.
L’œuvre d’art est donc ce qu’elle est parce qu’elle dépasse cette dimension humaine, portant en elle un « idéal » qu’elle communique au spectateur. Cela suffirait peut-être à montrer la dimension spirituelle de l’homme, depuis toujours sensible à l’art.
Plus concrètement, l’artiste en attente d’inspiration peut s’interroger sur ce qui provoque une telle émotion chez le spectateur. Et, du hard rock à l’opéra, du slam aux épopées antiques, comment toucher son auditoire? Le philosophe L. Ron Hubbard écrit ceci : « ART est un mot qui résume la qualité de la communication. ² » Il précise : « Si vous regardez ou écoutez n’importe quelle œuvre d’art, il n’y a qu’un seul facteur auquel un public occasionnel répond en masse, et si l’œuvre le contient, alors vous aussi la considérerez comme une œuvre d’art. Si elle ne le contient pas, vous ne la verrez pas comme telle.
Alors qu’est-ce que c’est? Une maîtrise technique suffisante pour produire un impact émotionnel. Et voilà la qualité que doit posséder une œuvre d’art pour être bonne. […] toutes les grandes œuvres d’art ont ce facteur en commun. Tout d’abord, avant de regarder les visages sur la toile ou de comprendre le sens de la chanson, il y a la maîtrise technique suffisante pour produire un impact émotionnel. Avant qu’on ajoute le message ou le sens, il y a cette maîtrise technique. […] Si l’on débite des messages sans une onde porteuse de maîtrise technique artistique, la première norme de nombreux spectateurs paraît être violée. […] Bon nombre d’artistes se surmènent pour obtenir une qualité bien supérieure à ce qui est nécessaire pour produire un impact émotionnel. Et bien d’autres encore tentent de débiter des messages au monde, sans la moindre maîtrise pour former l’onde porteuse vitale. ³ »
En effet, comme je l’ai observé souvent dans des concours littéraires dont j’étais jury, un sonnet qui serait une véritable prouesse très technique, mais dénué de message ou de but, lasse, tandis qu’un poème maladroit dans lequel l’auteur tente de transmettre son mal-être dans des vers sans queue ni tête agace. Au contraire, le Requiem de Mozart, croisement d’une expression forte et d’un génie mélodique et contrapuntique – l’art de faire sonner ensemble plusieurs mélodies –, montre la perfection de l’artiste qui parvient à cette croisée. Et, dans l’univers pop, cela fonctionne aussi: que l’on songe à tous ces chanteurs qui ont commencé ados, grattant leur guitare dans leur coin, et qui ont ensuite travaillé d’arrache-pied, apprenant le chant, l’art de l’arrangement, etc.
Car l’artiste, même si la société nous donne parfois l’image d’une personne immobile attendant l’inspiration ou donnant trois coups de crayon qui seront monnayés contre une forte somme d’argent, ne cesse d’apprendre. Il correspond à ce que L. Ron Hubbard définit comme un professionnel : « Un professionnel est quelqu’un qui peut réaliser un produit de haute qualité. Un professionnel n’est pas un spectateur, et lorsqu’il regarde quelque chose, il recherche ce qu’il y a de bien et ignore ce qui est médiocre et de mauvaise qualité. S’il agit ainsi, c’est pour se faire sa scène idéale. Sans scène idéale, il n’opère qu’en fonction de données techniques et ne crée, sur le plan artistique, qu’un produit de mauvaise qualité et n’est pas un professionnel. […] Quand une personne se contente de regarder chaque chose sous l’angle de “j’aime” ou “je n’aime pas”, il n’est qu’un spectateur et se trouve du mauvais côté de la rampe. ⁴ »
Par exemple, lorsque le chanteur Pascal Obispo s’est lancé dans Les Dix commandements, il a étudié avec des arrangeurs et divers artistes, car passer d’une dizaine de chansons sur un album à un tel projet demandait un travail différent, plus important. Et si l’on cite Mozart, le génie par excellence, ceux qui ont lu sa correspondance savent qu’il était un travailleur acharné et combien d’heures il passait par jour sur ses instruments et ses feuilles de papier ligné…
Par ailleurs, la communication de l’œuvre d’art défie le temps et les modes. Depuis que l’homme existe, il crée, s’exprime, en tant qu’être spirituel, par l’art. En témoignent les fresques des hommes préhistoriques. On imagine des sociétés primitives, parlant par onomatopées, des tribus groupées autour du feu protecteur, et pourtant… il suffit de visiter une grotte comme Chauvet 2 en Ardèche (ou Lascaux, ou, plus récemment, la grotte Cosquer, dont la reproduction vient d’être ouverte au public à Marseille) pour se rendre compte qu’il n’en est rien. Là où l’on voit des pochoirs de mains, des animaux esquissés au charbon, on réalise la puissance créatrice de ces hommes qui ont vécu il y a pourtant si longtemps.
Plus on avance dans la grotte (comment s’éclairaient-ils?), plus loin on s’enfonce et plus les dessins deviennent complexes, majestueux, aboutissant à un ensemble imposant – sans doute le cœur d’une représentation religieuse. Entre-temps, l’on observe des chevaux qui annoncent le dessin de BD, avec la représentation du mouvement, ou un animal dont le dos n’a pas été tracé, non par flemme du peintre, mais parce que l’ombre d’un rocher surplombant dessine exactement la forme du trait manquant. Et l’on reste ému de la grandeur de cet art pourtant « primitif » et de ces signes qui ont défié le temps, et que l’on peut voir, tels qu’ils ont été tracés, si longtemps après leur création. On en revient à cette dimension spirituelle de l’art – de l’artiste, en tant qu’être spirituel, sensible à l’idéal, perméable à ce qui dépasse notre matérialité. Platon écrivait, au cinquième siècle avant notre ère : « Le poète est chose légère, ailée, sacrée, et il ne peut créer avant de sentir l’inspiration » et « les poètes ne sont que les interprètes des dieux ⁵ ».
¹ G.W.F. Hegel: «Esthétique» , vol. 1, trad. Charles Bénard, Le Livre de Poche - Paris, 1997│ ² L. Ron Hubbard: « L’ART », bulletin n° 1 de la série sur l’art - 30.12.1965│ ³ L. Ron Hubbard: « L’art, données supplémentaires », bulletin n° 2 de la série sur l’art - 29.07.1979 │ ⁴ L. Ron Hubbard: « Un professionnel », bulletin n° 8 de la série sur l’art - 10.06.1979│ ⁵ Platon: Ion, traduction d’E. Chambry, éd. Garnier - 1959