La Banque Nationale Suisse (BNS) mène depuis des années une politique monétaire agressive afin de contrecarrer l’appréciation du franc suisse sur le marché des changes. Cette stratégie a conduit à l’explosion du bilan de la BNS qui a atteint près de 1’000 milliards de francs suisses au plus haut, soit davantage que le Produit Intérieur Brut de la Suisse. Nous savons que dans sa volonté d’affaiblir notre devise, notre Banque centrale a introduit en janvier 2015 des taux d’intérêt négatifs sur les dépôts bancaires, pénalisant les épargnants suisses, qu’il s’agisse des institutions de prévoyance mais aussi des particuliers. Peu d’observateurs et encore moins les dirigeants de la BNS ont tiré les conclusions de cette politique menée depuis plus de dix ans sur le plan de l’emploi, de la compétitivité de nos entreprises exportatrices ou du coût du manque à gagner pour les caisses de pension et, bien sûr, pour les épargnants. Sur le plan financier, on constate que la politique des taux d’intérêt négatifs a eu pour conséquence une mauvaise allocation des actifs financiers puisque les investisseurs ont été prêts à tout pour se débarrasser de leurs liquidités, non seulement dormant sur des comptes bancaires mais surtout coûtant aux déposants. Nous avons suffisamment dénoncé, dans nos chroniques, que le fait de maintenir des taux négatifs dans le système financier était une aberration et conduisait à tous les excès dont la formation d’une bulle financière. C’est effectivement ce qui s’est passé, nous avons assisté ces dernières années à l’émergence d’une bulle financière sur la plupart des classes d’actifs comme les actions, les obligations, l’immobilier et les fonds cotés sur ce même sous- jacent. A l’international, les politiques monétaires ultra expansives menées par la Banque centrale américaine ou par son homologue européenne ont également contribué à alimenter la bulle des cryptomonnaies, des objets d’art et de collection, par exemple.
Pendant des années, la Banque Nationale Suisse annonçait à qui voulait l’entendre que notre monnaie était surévaluée et que l’action de notre institut d’émission sur le marché des changes ainsi que sa politique des taux d’intérêt négatifs étaient nécessaires pour affaiblir notre monnaie. La BNS a soudainement changé de discours en 2022 lorsque les pressions inflationnistes se sont faites jour. La force intrinsèque du franc suisse est devenue un avantage, limitant les prix à l’importation dont une composante est le prix l’énergie. La BNS est d’autant plus à l’aise aujourd’hui car elle sait qu’elle a de la marge pour laisser le franc suisse s’apprécier sur le marché des changes. En effet, quoi qu’elle en dise, la BNS utilise des instruments similaires de prévision aux nôtres dont le modèle des changes qui prend en compte l’appréciation historique du franc suisse de l’ordre de 2 à 2,5% par an contre l’euro et, avant son introduction, contre un panier de devises européennes. Ce modèle indique que le cours réel de l’euro contre le franc suisse devrait se situer à 80 centimes d’euro pour un franc suisse et non pas aux cours actuels proches de la parité, soit un potentiel d’appréciation de l’ordre de 20%.
En observant l’historique de l’évolution du franc suisse contre l’euro (voir graphique page suivante), il est intéressant de constater que le taux plancher que la BNS a fixé en 2011 à Chf/euro 1,20 se trouvait exactement sur la ligne de tendance historique. Quelques années plus tard, rappelons-nous, alors que cette ligne de tendance s’éloignait du taux plancher à 1,20, les forces du marché ont repris le dessus et la BNS a été obligée de capituler et de laisser filer notre monnaie. Depuis cette période-là, notre institut d’émission est intervenu régulièrement afin de tenter de contrecarrer l’inévitable appréciation de notre monnaie, contribuant à gonfler toujours davantage son bilan par l’émission de francs suisses pour acheter de l’euro. Les énormes liquidités ainsi créées ont été placées sur les marchés financiers, particulièrement dans la zone euro et l’on peut affirmer que la BNS a sensiblement contribué à financer les budgets déficitaires de nos partenaires européens en achetant leurs dettes.
L’activité habituellement discrète d’une Banque centrale a été dévoilée au grand jour lorsque ses activités de placement ont été dénoncées par les activistes du climat, ces derniers se sont aperçus qu’une partie de ses placements étaient investis en actions liées à des activités fortement émettrices de gaz à effet de serre ou, pire, dans l’armement. Il est piquant de constater que ce sont les mêmes protagonistes qui voyaient dans les bénéfices récurrents de la BNS une poule aux œufs d’or miraculeuse, corvéable à merci, pour financer toutes sortes de prestations sociales dont l’AVS. Les miracles ou la multiplication des petits pains n’existant pas en finance, les pendules ont été remises à l’heure l’année passée lorsque l’inflation, les politiques monétaires restrictives, la guerre en Ukraine et ses conséquences sur les prix de l’énergie ont engendré une très forte correction sur tous les actifs financiers et particulièrement sur les obligations, un placement réputé pour être stable. Au final, la BNS a enregistré une perte comptable de 132,5 milliards de francs suisses, ce choc financier a mis un coup d’arrêt à toute velléité de la classe politique d’utiliser la BNS pour financer toutes sortes de prestations.
Nous l’avons évoqué dans cette réflexion: la BNS n’affirme plus que le franc suisse est surévalué sur le marché des changes et que son objectif est de le voir se déprécier. Dans le contexte actuel, l’observateur de l’économie helvétique pourrait s’étonner du peu de réactions du secteur exportateur, principalement industriel comme cela a été le cas par le passé, une voie portée par les organisations faitières comme Economiesuisse, l’USAM ou certains grands patrons tel Nicolas Hayek du groupe Swatch, par exemple. Pour nous, cela signifie que les gains de productivité réalisés par les branches exportatrices et leur capacité à préserver leurs marges de profits en augmentant les prix de vente, justifiés par une inflation endémique, ont compensé la cherté de notre monnaie. Les vertus d’une monnaie forte ont permis en 2022 de juguler une résurgence de l’inflation, en partie alimentée par la hausse des prix des biens importés dont l’énergie, mais elles ont surtout contribué à contenir la hausse des coûts du travail. L’inflation dans notre pays en 2022 a été certainement la plus faible de tous les pays de l’OCDE avec une progression des prix à la consommation de 2,8% contre une moyenne de 9,2% dans l’Union européenne. Paradoxalement, on a vu ces derniers mois la BNS alimenter la hausse de notre monnaie en vendant des positions étrangères, à perte, lui permettant ainsi de réduire le bilan de l’institution.
Jusqu’à la récente crise bancaire internationale et son impact sur le Credit Suisse, la stratégie de notre Banque centrale pour les mois à venir était assez claire et nos banquiers centraux jouaient sur du velours. Ils allaient suivre les décisions de la Banque Centrale Européenne (BCE) et augmenter les taux d’intérêt au rythme de cette dernière en maintenant un différentiel de taux d’environ 1%, ce qui correspond plus ou moins à la marge historique sur les taux à court terme entre la zone euro et notre pays. Cette stratégie va-t-elle encore pouvoir être implémentée ces prochains mois ?
La question reste ouverte aujourd’hui. Néanmoins, il est certain que la BNS va continuer à utiliser l’arme de l’intervention sur les marchés des changes en jouant sur ses réserves de change si d’aventure, le franc suisse devait se déprécier par trop. Dans le contexte actuel, cela nous paraît peu probable. Par contre, on peut s’attendre à ce que la BNS continue d’enregistrer des pertes effectives et non plus comptables comme c’était le cas ces dernières années. Certains économistes se sont inquiétés dans la presse que les pertes enregistrées par la BNS dépassent les fonds propres au bilan ce qui nécessiterait, selon le droit de la société anonyme, de déclarer l’institution en faillite et impliquerait une recapitalisation à l’image du sauvetage par la Confédération de l’UBS en 2008.
Il faut bien comprendre que nous nous situons dans un cas de figure très différent. En effet, même si la BNS est soumise aux mêmes règles comptables que n’importe quelle société qui l’oblige à tenir une comptabilité annuelle, le pouvoir assigné à une Banque centrale d’émettre et de réguler la masse monétaire dans le système économique et financier d’un pays l’exempt de toute orthodoxie comptable habituelle. On peut même imaginer qu’au bilan de la BNS apparaisse un jour une ligne mentionnant des fonds propres négatifs à hauteur de plusieurs centaines de millions de francs suisses.
Suite à l’explosion de la bulle financière alimentée par les politiques ultras expansives conduites pas les Banques centrales du monde entier depuis la crise de 2008 et dont l’apogée a été atteinte lors de la crise du COVID, ces dernières ont brusquement tourné casaque l’année passée face à une inflation qui a explosé de par le monde. La hausse des taux d’intérêt directeurs menée au pas de charge par la FED, accompagnée par une raréfaction de la liquidité dans le système financier a rapidement touché nombre d’établissements financiers et de banques qui n’étaient pas préparés à encaisser un choc de marché. Le sauvetage in extremis de deux banques américaines de taille importante et l’absorption en catastrophe du Crédit Suisse par l’UBS ont été les premiers coups de semonce dans le système bancaire international de ce stress de liquidités précédemment mentionné.
Les Banques centrales vont être soumises à un choix cornélien au cours des prochains mois : elles devront choisir entre la peste et le choléra, c’est- à-dire : soit continuer leur lutte contre l’inflation ou soutenir le système financier mondial par des injections massives de liquidités dans le système. Comme par le passé, à l’orée d’une crise financière, elles ont déjà choisi de soutenir le système bancaire et financier afin d’éviter une crise systémique mondiale et une récession profonde. Nous avons observé ces dernières semaines dans les marchés financiers ces interventions d’urgence menée par les Banques centrales à travers des opérations de swaps qui ont permis une détente sur les classes d’actifs liées aux taux d’intérêt. En effet, dans ce cas de figure, il faudra accepter que l’inflation reste élevée dans nos économies, perpétuant une spirale inflationniste coûts/salaires qui a pris naissance il y a une année environ. Le marché de l’or, réserve de valeur unanimement admise depuis la nuit des temps ne s’y est pas trompé, il a bondi dès les premiers signes de faiblesse du système bancaire.
En conclusion, la normalisation des politiques monétaires enfin amorcée par les Banques centrales du monde entier dont la nôtre risque d’être ralentie voire stoppée par l’impérative nécessité de soutenir le système financier mondial qui s’est pendant trop longtemps nourri de taux d’intérêt beaucoup trop bas par rapport aux conditions économiques. Nous l’avons souvent écrit et répété, cette situation a engendré une bulle financière hors de proportion qui a atteint son apogée en février 2021. Paradoxalement, quelle que soit la chronologie des événements à venir, la BNS se trouve dans une situation assez confortable qu’elle pourra gérer au moyen, entre autres, de ses réserves de change.
Une appréciation de notre devise sera bénéfique sur le plan de la maîtrise de l’inflation importée et si le franc suisse devait se déprécier dans le cas de figure évoqué par certains économistes d’un différentiel de taux en faveur de certaines devises étrangères, la BNS pourra vendre ses positions en devises pour limiter l’affaiblissement de notre monnaie, quitte à encaisser des pertes. En définitive, un taux de change « géré » autour de la parité avec des bandes de fluctuation de plus ou moins 5% lui conviendrait parfaitement. L’histoire nous le dira. Une seule certitude, l’avenir sera incertain...