2020-11-01 | |
Au printemps 1967, un étrange concours de circonstances conduit la fille de Staline, l’une des dissidentes les plus célèbres de la Guerre froide, à séjourner incognito en Suisse. Durant six semaines, Svetlana Iossifovna Allilouïeva trouve refuge en terres helvétiques sous le faux nom de Miss Carlen, avant d’être finalement accueillie par les États-Unis en tant que simple immigrée. C’est d’ailleurs sur demande de Washington que le Conseil fédéral a accepté, le 10 mars de cette même année, d’autoriser le séjour de la fille de Staline, au risque de refroidir ses relations diplomatiques avec l’Union soviétique.
Cette histoire, tenue largement secrète durant de nombreuses années, a été détaillée pour la première fois en 2018 par le journaliste et historien fribourgeois Jean-Christophe Emmenegger, dans son livre «Opération Svetlana». « Opération Svetlana » est l’expression utilisée par les autorités helvétiques pour qualifier le séjour de la fille de Staline en Suisse. L’affaire est digne des meilleurs romans d’espionnage.
Elle commence en Inde, où Svetlana avait reçu l’autorisation de se rendre pour disperser les cendres de son défunt mari, Brajesh Singh, dans le Gange. Le 6 mars 1967, à l’âge de 41 ans, la fille du Père des peuples, ne pouvant rester en Inde comme elle le désirait, prend une décision lourde de conséquences: fuir l’URSS. Elle se rend à l’ambassade des États-Unis de New Dehli, qui la transfère clandestinement à Rome. Mais cette défection tombe mal pour les États-Unis, sur le point de ratifier un accord consulaire avec le gouvernement soviétique, mais aussi en discussion pour conclure un traité de non-prolifération des armes atomiques. Washington refuse donc d’accueillir immédiatement la dissidente sur son territoire. Plusieurs pays sont alors sollicités: l’Australie, la Nouvelle-Zélande, l’Afrique du Sud... et enfin la Suisse.
Après quelques hésitations, le Conseil fédéral accepte d’octroyer un visa de tourisme de trois mois à Svetlana, et passe un accord secret avec les États-Unis concernant son avenir. Comme l’a résumé Antonino Janner, cheville ouvrière de l’« Opération Svetlana » et bras droit du conseiller fédéral Willy Spühler, dans son rapport secret concernant ce séjour : « Les États-Unis nous ont donné l’assurance – secrètement ! – qu’ils nous délivreraient de Svetlana après ces trois mois. Si la réaction dans l’opinion publique et du côté de l’URSS devait nous être hostile, le problème se réglerait de soi-même après trois mois ; si la réaction ne soulève aucune objection et que Svetlana souhaite vraiment rester en Suisse, la question de la prolongation du visa touristique ne se poserait plus. La solution est donc élégante à tous égards. Il n’est d’ailleurs pas exclu que le séjour en Suisse ne serve qu’à laisser l’affaire se tasser un peu pour les États-Unis, jusqu’à ce qu’ils se chargent d’elle. »
Le matin du 11 mars 1967, après plusieurs péripéties techniques et administratives, l’avion spécial dans lequel voyage Svetlana atterrit à Genève. Elle est « cueillie » sur le tarmac par l’officier de la Police fédérale Gérard Cristina et l’inspecteur Marchesi. Pour des raisons de confi- dentialité diplomatique, les autorités helvétiques voulaient éviter à tout prix le moindre contact de la fille de Staline avec la presse suisse et internationale. Cette tâche est rendue difficile en raison de la divulgation par la police italienne de l’horaire de départ et de l’arrivée du vol de la fille de Staline à Genève. Les agents chargés d’escorter cette dernière hors de l’aéroport parviennent cependant à semer les journalistes.
Vers 10h du matin, le convoi arrive à Châtel-Saint-Denis, dans le canton de Fribourg. Une pause déjeuner est effectuée à l’Hôtel des XIII Cantons. Dans les heures qui suivent, le Palais fédéral décide que la fille de Staline, qui n’a pas son mot à dire, résidera dans l’Hôtel Jungfraublick, à Beatenberg, dans l’Oberland bernois. En fin d’après-midi, le convoi fait une halte à Wimmis, près du lac de Thoune, pour récupérer Antonino Janner, qui souhaite connaître davantage les intentions de la dissidente. « Svetlana donne l’impression d’être une personne intelligente, sachant de quoi il retourne et connaissant l’enjeu. J’ai en plus l’impression qu’elle s’efforce de nous causer le moins de désagréments possible et que nous pouvons compter sur sa collaboration. C’est une personne charmante, ou, mieux dit, exprimant la douceur dans une certaine mesure, et d’un autre côté elle est douée d’un caractère ferme », relatera le haut-fonctionnaire. « Ironie de l’histoire, ce dernier fut lui-même fiché à une reprise, dans les années 1970, parce qu’il fréquentait un peu trop souvent au goût de la Police fédérale les réceptions des Ambassades de l’Est », glisse Jean-Christophe Emmenegger.
Les voitures atteignent la station bernoise peu après 18h. Dans son « Journal Suisse », Svetlana décrit ses impressions de l’endroit : « Il fait froid ; (...) De la fenêtre de ma petite chambre, je peux voir la Jungfrau. Mais je n’ai jamais aimé les montagnes ; elles me dépriment, je leur préfère la plaine, les vastes étendues, la mer. (...) Les visages qui m’entourent sont froids aussi; à la salle à manger, où pendant le déjeuner la radio diffuse les nouvelles, le speaker parle en allemand de mon arrivée en Suisse; je baisse les yeux sur mon assiette: entendre mon nom prononcé parmi les nouvelles sensationnelles m’est très désagréable. » A la presse helvétique et étrangère, le Conseil fédéral communique que la fille de Staline « vient en Suisse pour se reposer et souhaite être laissée en paix. » Aucun journaliste ne parviendra à la rencontrer durant son séjour helvétique et les médias, volontairement manipulés par Berne, feront une couverture partielle et souvent fausse des événements.
e soir du 13 mars, Svetlana rencontre dans une villa d’Oberhofen, au bord du lac de Thoune, le ministre in- dien Rikhi Jaipal, arrivé à Berne dans l’après-midi. Là encore, le rendez-vous a lieu dans le plus grand secret. L’émissaire indien souhaite ob- tenir une confirmation officielle que Dehli n’a pas aidé la fille de Staline à s’évader du pays. De son côté, Svetlana espère, grâce à lui, faire parvenir un courrier à ses deux enfants restés à Moscou. Le lendemain, une nouvelle péripétie vient rythmer le séjour de la dissidente: le Blick révèle qu’elle est logée à Beatenberg. Il lui faut donc un nouveau refuge. Ce sera un hospice catholique, la maison de retraite des sœurs clarisses, à Saint-Antoine, dans le canton de Fribourg. Svetlana, qui avait été baptisée dans une église orthodoxe russe cinq ans auparavant, passe environ trois semaines dans ce couvent, sous la protection de la police fribourgeoise.
Alors que la fille de Staline est assignée à résidence, avec interdiction absolue de s’exprimer au sujet de sa présence en Suisse ou de ses opinions politiques, dans les hautes sphères du pouvoir à Berne et Washington, un ballet diplomatique bien rodé orchestre son avenir. Du 22 au 27 mars 1967, le célèbre Georges Kennan, ancien ambassadeur des États-Unis en URSS, architecte intellectuel du plan Marshall entre 1947 et 1948 et désormais diplomate à la retraite réside secrètement entre la Suisse et l’Italie dans le but d’aider Svetlana dans son projet de publier ses mémoires (Vingt lettres à un ami), mais aussi de discuter avec elle de l’octroi d’un visa pour un transfert outre-Atlantique. La fille de Staline s’entretient même en tête-à-tête avec Kennan dans la villa d’Oberhofen durant deux jours d’affilée, les 24 et 25 mars. Elle est séduite par l’ancien diplomate, qui parle russe. Ce que ni elle ni les autorités suisses ne savent alors est que Georges Kennan a agi directement sur demande d’un de ses amis, Donald Jameson, expert de la CIA en matière de Russie, ainsi que sous la supervision du Département d’État américain. En 1947, Kennan avait d’ailleurs recommandé à la jeune agence de renseignement de travailler spécifiquement avec des expatriés et déserteurs soviétiques pour contrer l’espionnage soviétique.
Le 3 avril, suite à des craintes que sa cachette ne soit découverte, la fille de Staline est transférée dans une nouvelle planque: le monastère de la Visitation Sainte-Marie, en vieille ville de Fribourg, où la dissidente vivra, jusqu’au 20 avril 1967, les quelques semaines qu’il lui reste à passer en Suisse. Sur les bords de la Sarine, elle rencontre par deux fois le grand résistant français Emmanuel d’Astier de la Vigerie, dont elle avait déjà fait la connaissance quelques années plus tôt à Moscou. Leur entrevuese déroule dans la maison de la fa- mille Blancpain. Claude Blancpain est en effet marié à Bertrande d’Astier, nièce d’Emmanuel d’Astier. Ce dernier, qui avait quelques sympathies pour le communisme (ce qui lui valut d’être fiché en Suisse dès les années 1950), est l’une des rares personnes privées à avoir pu rencontrer Svetlana lors de son séjour en terres helvétiques. Il a essayé en vain de la dissuader de se rendre outre-Atlantique.
Bien des années plus tard, la fille de Staline regrettera d’avoir choisi les États-Unis comme terre d’exil. Elle tentera même de revenir s’installer en Europe, mais sans succès. De son côté, la Confédération n’est pas sortie affaiblie par cette affaire. De déplaisante, la situation a pris une tournure à son avantage, l’amenant à confirmer son rôle temporisateur sur l’échiquier international.